Peut on parler de culture numérique ?
Pour beaucoup la question est déjà
tranchée.
Ici débattent les sociologues qui
observent la culture du point de vue des relations entre les hommes,
ailleurs les philosophes qui pensent à la transmission d'une
connaissance stabilisée et incarnée dans la culture du livre, plus
loin les pédagogues qui voient s'échapper leurs élèves, sans
compter la sphère des industriels avides de marchés...
Tant de groupes qui posent en creux la
question de l'identité.
Car le numérique est à la fois ouvert
sur le Monde, mouvant, techniquement évolutif et envahissant,
individuel et relié.
Des savoirs qui circulent ou se
construisent, tout va au fleuve numérique, du meilleur comme du
pire, du faux ou du vrai, du rationnel comme de la pire rumeur...
Soit. Mais accordons-nous sur le fait qu'il ne suffit pas qu'une
pensée soit dans un livre pour qu'elle soit vraie ou juste.
Le numérique nous conduit sans cesse à
manipuler du « virtuel » et modifie toutes nos
représentations : quand peut-on parler d’œuvre dès lors que
le détournement, l'appropriation, la transformation ne nous
permettent plus toujours d'identifier la source, l'auteur,
l'intention ?
Mais à bien y regarder, qui fut
l'auteur de tel tableau célèbre, le peintre ou ses disciples ?
Il semble d'abord important de ne plus
confondre l'informatique
et le numérique.
Par essence, le numérique porte cette
forme d'ambiguïté : il s'agit d'entrer dans « l'ère du
numérique » nous dit-on, ère dont nous ne connaissons évidemment rien de ses développements.
Nous voici dans la posture de l'homme préhistorique auquel on dirait, c'est bon, là, tu es dans l'Histoire, vas-y, écris !
Mais l'homme préhistorique voit bien qu'écrire va conduire à mille ennuis, rendre des comptes, laisser des traces compromettantes de ses affaires ou de ses sentiments.
C'est un peu comme si nous étions
invités à passer dans la pièce d'une maison dont nous ne connaissons pas la distribution des chambres et ce d'autant plus que chaque nouvelle salle ouvre
sur d'autres portes ouvrant vers d'autres pièces en construction
apparemment perpétuelle... ouvrir une porte contribuant à créer une pièce etc.
Si nous pensons « aux nombres »
qui viennent binairement tout codifier, nous mesurons qu'avec le
numérique le commun des mortels ne manipule pas du code mais des
objets qu'il observe ou transforme « en surface », c'est
à dire qu'il y a dans toute culture numérique ce que nous
appréhendons relativement et ce qui circule « en dessous »
.
Nous savons que le numérique
s'enrichit de nos actions mais "s'informe" également de nos actions.
Et derrière le numérique, il y a parfois "la main de l'homme" ou peut-être une action automatisée aux conséquences imprévisibles et par nature inquiétantes ...
En cela, l'un des effets pervers du
numérique est qu'il nourrit tout à la fois la naïveté la plus
grande ("je suis libre d'agir sur Internet à ma guise") et la plus
grande paranoïa (" on m'espionne, on me manipule").
Comme on le suppose en leur temps, les
imprimeurs, même s'ils mesuraient l'impact de leur invention étaient
bien incapables de mesurer qu'ils entraient dans « l'ère du
livre », il est prématuré à bien des égards de dire
jusqu'où les changements affecteront l'humanité.
Nous ne pouvons que constater que nous
entrons dans de vrais et profonds changements.
Culture numérique ?
On peut faire le postulat que le
numérique modifie notre façon de penser, de nous situer, de nous
représenter dans le monde.
Il peut à la fois renforcer certaines
visions "communautaristes " je retrouve " mes
pairs " et nous nous complaisons dans nos petits cercles
fermés à alimenter une pensée tournant sur elle-même ; mais
je peux aussi aisément aller à la rencontre de l'autre, y compris à
l'autre bout du Monde et découvrir une altérité insoupçonnée qui
peut non seulement m'enrichir mais réactiver l'idée de valeurs
universelles.
Un crime à l'autre bout du Monde peut
faire le tour de la planète en peu de temps.
Un poème parfois aussi.
Autre point, s'il faut être préparé
et accompagné, s'il faut un socle de connaissances et d'éléments
pour ne pas s'exposer inutilement, trier le bon grain de l'ivraie, je
suis libre de produire, d'écrire, de laisser des traces, des essais
sur l'Internet.
Le numérique offre un espace
d'expression qui peut rompre l'enclavement.
De même, chaque production, chaque
essai, chaque trace vient s'ajouter à l'existant.
Nous renverrons à Joël de Rosnay et à
l'homme symbiotique comme nous pensons à la pensée collaborative et
coopérative.
Internet m'a permis de dialoguer avec
des experts qui acceptaient de discuter avec moi. Il m'a permis aussi
d'expliquer ou de partager certaines de mes représentations dans une
sorte d'Université ouverte et généreuse... qui peut bien sûr se
confronter aux noirs trolls, aux manipulateurs... mais pour peu que
je dispose d'un rien de recul, quel enrichissement !
Nous pourrions parler de ces
objets qui intègrent et mêlent image, son, texte … il y a aussi
du beau à voir où la technologie reste instrument « au
service de ».
Peut être faut-il penser à la place de la
main, du doigt, dans un monde tactile, d'écrans soumis au geste, de
projections dans l'espace... Infinité de possibles offerts à
l'imagination et à la créativité.
Je n'ai jeté aucun livre de la
bibliothèque et je continue d'en acheter.
Mais je réfléchis, j'explore, je
découvre, je rencontre, j'invente, j'imagine souvent grâce au
numérique.
Et c'est ludique.
Certes, le lecteur notera que j'ai mis
beaucoup de « je » dans cette contribution. Je m'affirme,
j'ose, j'essaie.
Certes, si je sais que tout geste
numérique laissera des traces dont nombres m'échapperont, je sais
aussi que dans les limbes du net ces mots disparaîtront, se fondront
dans l'image juste pour ajouter un pixel de plus.
Mais peut-être ce pixel accolé à
d'autres, a-t-il déjà changé le Monde ?
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